En vacances de moi-même

AVERTISSEMENT : Ce blogue n’est pas du travail, c’est du plaisir. Ce n’est pas du travail, c’est une expérience « littéraire » (oh là là, que c’est prétentieux). Ce n’est pas du travail. Je le dis parce que je suis, au moment où j’écris, en « déni de travail » (pas juste moi : moi et mes quatre cents et quelques collègues profs). Pas en déni comme dans « ces parents sont en déni » (des difficultés de leur enfant), non. Plutôt, on me dénie le droit de travailler. Et le travail c’est beaucoup ma vie (ce n’est pas toute ma vie mais c’est beaucoup ma vie : il y a aussi – dans le désordre – courir, boire du café (et du vin), regarder des séries… écrire ce blogue pour 8 lecteurs).

Pendant mon récent séjour à R., ville universitaire du Nord-est des États-Unis, j’ai d’ailleurs eu une conversation avec Monsieur Top-chercheur à ce sujet. Il me disait ne pas comprendre pourquoi, avec tout ce qu’on a à faire et à écrire quand on est chercheur, on voudrait en plus tenir un blogue.

« Je vois ça comme du travail » il me dit.

« Non, ce n’est que du plaisir » je lui dis. 

C’est le dimanche soir, c’est le vendredi à 5 heures avec un verre de vin, ce sont des passages que je note à la main dans mon carnet, ce sont des titres ou des tournures qui me viennent lorsque je suis sous la douche.

Mais revenons sur ce séjour de recherche, prérogative du prof en sabbatique ordinaire. Je n’avais pas à me déplacer autrement qu’à pied sur le campus. Je n’avais aucune réunion à préparer, aucune rencontre à laquelle participer. Je n’avais pas à donner suite à mes courriels. Je n’avais pas à subir les vicissitudes de la vie de responsable d’une équipe de recherche. Je n’avais donc pas à gérer le prochain sommet du G7 (c’est difficile à croire mais oui, je dois gérer cela), les egos, les conflits, les divas, les opprimés (oui, les opprimés : mon champ de recherche s’intéresse notamment à une certaine minorité qui s’estime opprimée – mais n’est-on pas toujours la minorité de quelqu’un, l’opprimé de quelqu’un ? – c’est une autre histoire).

Pendant ces trois semaines, mon agenda était vide. Pendant ces trois semaines, mon souci principal était de ne pas manquer mon épisode quotidien de « That 70’s show » à 19h à la télé (Hello Wisconsin!)

Si j’ai pu, à partir de zéro, écrire 30 pages – en anglais – en tout juste trois semaines, c’est que j’étais en vacances de moi-même.

Je. Suis. Capable. (d’écrire en anglais)

Écrire un article, c’est difficile. On a souvent des co-auteurs mais on écrit rarement à plusieurs. Le premier auteur d’un article est habituellement celui qui a pas mal tout fait et surtout celui qui écrit. Seul.

Écrire un article, c’est assez difficile. Même durant une sabbatique ordinaire. Mais écrire un article en anglais, c’est vraiment difficile. J’ai appris à le faire durant mon doctorat grâce aux encouragements soutenus de ma directrice de recherche (merci A.). Et puis, si on veut être lu par un peu de monde, un peu partout… (je ne dis pas que c’est vrai pour tous les domaines de recherche mais pour le mien ça l’est, ce qui est un paradoxe parce que notre objet d’étude est un peu la langue française – mais c’est une autre histoire). Et puis, les connaissances et compétences professionnelles que j’enseigne aux étudiants sont pas mal collées sur les USA. (On est aussi géographiquement pas mal collés sur les USA – mais ça aussi c’est une autre histoire).

Alors oui, on essaie de publier dans des revues scientifiques des USA (ou de la Grande-Bretagne). Alors oui, j’écris directement en anglais. C’est un exploit pour moi qui ai grandi dans une région éloignée où l’anglais était inexistant. Où per-son-ne ne parlait anglais. Où on n’avait même pas de chaînes de télé en anglais (ce n’est qu’à l’adolescence que j’ai appris mes premiers balbutiements d’anglais en regardant « Three’s Company » – oups ça trahit mon âge ça). J’ai fait mes premières lectures en anglais à l’université.

Écrire en anglais, c’est vraiment difficile, disais-je. J’estime que cela me prend de trois à quatre fois plus de temps qu’en français – parce que c’est difficile certes, mais aussi parce que je veux tellement éviter que l’on critique l’article que je soumets au sujet de la langue écrite. Je me dis que si la langue est impeccable, les « reviewers » seront plus enclins à apprécier le contenu de mon article.

Et ça marche. Quatre fois sur cinq. Je ne dis pas que je n’ai pas eu de commentaires durs sur le contenu de la discussion, sur la présentation visuelle des résultats, sur les hypothèses ou sur la manière d’exposer le problème. Mais on critique généralement positivement mon style d’écriture (même Monsieur Top Chercheur m’a dit que j’écrivais bien ; même ma co-auteure, prof dans la métropole, parfaitement bilingue – si bilingue qu’elle parle sans accent et qu’on la croit anglophone – m’a dit que j’écrivais bien (je ne crois pas qu’elle pratique la flagornerie).

Les deux dernières soumissions d’articles que j’ai faites en français, dans des revues scientifiques (en français, dans des revues du Canada) ont été refusées. Dans les deux cas, on ne m’a même pas suggéré de faire des révisions majeures et de resoumettre. Il s’agissait d’un rejet sans appel. Dans l’un des deux cas, avant même d’envoyer le manuscrit aux « reviewers », on me l’a retourné et on m’a fait faire plein de changements dans le style, dans l’écriture elle-même. On m’a demandé des phrases plus courtes (trop courtes, j’ai trouvé). On m’a demandé de « simplifier » la syntaxe (de changer pour trop simple, j’ai trouvé). On m’a fait changer la tournure des phrases relatives et des propositions enchâssées (on baissait le niveau, j’ai trouvé).

Je voulais (vraiment) écrire mon prochain article en français. Maintenant, je ne suis plus sûre du tout. J’ignore si c’est une coïncidence tout ça : mais comme j’ai souvent tendance à penser que tout est un peu une loterie en recherche, j’ai l’impression que je suis dans une «  période de malchance » (a losing streak dirait-on à Las Vegas) pour soumettre en français (c’est ridicule, je sais).

C’est mon ami Bob qui va m’en vouloir : haut placé dans un organisme lié à la langue française, il me fait si souvent part de sa consternation devant le fait que les chercheurs, ici, publient (trop) peu en français. C’est vrai. Mais quand on a l’impression que pour certaines revues en français ce n’est plus important de respecter la « belle » écriture, ce n’est pas intéressant des « belles » phrases bien construites (on s’entend, je ne parle pas de Marcel Proust ici) – et que franchement, les revues dans lesquelles on peut soumettre nos recherches ne courent pas les rues – on a envie d’écrire en anglais quand on en est capable.

Désolée Bob.

Chronique olympique

Je ne regarde pas les jeux olympiques, non. Mais les jeux olympiques sont partout : à la radio, dans les journaux, dans les alertes de nouvelles percutantes (« breaking news ») de mon téléphone quand quelqu’un du [pays que j’habite] gagne une médaille (ce qui se produit relativement souvent dois-je avouer).

Je devrais peut-être regarder les jeux olympiques au lieu de consacrer tout mon temps à la recherche en cette session d’hiver de sabbatique ordinaire. Cela me ferait peut-être du bien. Pour le moment, c’est l’hiver : il faut écrire des demandes de subvention, finaliser des articles commencés à l’automne, en débuter d’autres. Il faut avancer dans cette collecte de données, recruter ces derniers participants. Il faut développer : trouver de nouvelles idées, reprendre de vieilles données, préparer ce colloque, inviter ces conférenciers. Et c’est l’hiver.

Qu’on me comprenne bien : ces activités, prises séparément, ne sont pas désagréables, certaines sont même agréables (sauf envoyer des demandes de remboursements de frais engagés pour la recherche, à même ma subvention de recherche, pour des dépenses clairement reliées à la recherche, prévues dans le devis de recherche, et recevoir des refus laconiques d’employés de l’université qui, investis de la mission divine de gérer l’argent public, semblent croire que les profs sont tous des fraudeurs : ça c’est toujours désagréable).

C’est quand on met toutes ces activités ensemble, c’est quand on doit les mener toutes en même temps, et tout le temps, qu’on entre dans une espèce d’étrange spirale de compétition (lien olympique ici) : en faire plus, plus longtemps, plus souvent (ça ne ressemble pas au motto de Coubertin ça ?). Décider d’aller sur Twitter pour se normaliser, pour trouver un certain réconfort mais ne tomber que sur des hommes qui travaillent tout le temps (ou qui disent qu’ils travaillent tout le temps) : qui disent qu’il se sont levés à 5 heures du mat, qu’ils sont allés au gym, qu’ils ont écrit 3000 mots aujourd’hui (c’est di-man-che !)

(Désolée mais oui, ce sont toujours des profs hommes qui mettent ce genre de trucs sur Twitter, et d’un ton bienveillant en plus, comme s’ils étaient des parangons de vertu que les autres chercheurs doivent imiter).

Rapidement, arrive l’impression de n’avoir pas assez de temps, de ne pas travailler assez, d’être toujours en arrière (mais qui est en avant ? m’a un jour demandé P., un collègue et ami). On se met aussi à échafauder des stratégies (pourquoi ne m’as-tu pas dit que tu faisais une demande au [organisme subventionnaire] toi aussi, j’aurais alors attendu le prochain concours, ce n’est pas stratégique, là on va se nuire, on va entrer en com-pé-ti-tion…)

Autant les jeux olympiques semblent célébrer la compétition, en faire quelque chose de passionnant, de grand, de noble (bien que…), autant la compétition liée à la recherche … bien, ce n’est pas ça.

L’important c’est de participer, non ?

De l’importance d’être normal

Vendredi, 26 janvier. Un événement social dans le cadre de fonctions de « service à la collectivité ». Un souper « accompagné » (j’ai donc dû supplier mon compagnon de m’accompagner, pour faire comme les autres, pour être normale, parce que tout le monde sera accompagné à ce souper). Perso, je ne comprends pas la tradition des soirées « accompagnées ». Pourquoi infliger les blagues internes du bureau à nos proches, pourquoi leur faire rencontrer nos collègues ou les gens qui siègent avec nous sur ce comité, pourquoi étaler un pan de sa vie privée devant tous (non, je ne suis pas une célibataire esseulée qui vit avec 7 chats), je me le demande. Mais je m’éloigne du sujet. Ou pas tant que ça.

Nous arrivons dans cet endroit public, bruyant. Présentations, poignées de main. Par le plus grand des hasards, celui qui accompagne l’une des personnes qui siège au même comité que moi est professeur à mon université. Comme nous croyons nous être déjà vus (mais où ?), nous entamons rapidement la conversation. C’est là que j’apprends qu’il est prof à mon université et… qu’il revient de sabbatique.

« Ah ! » je dis. « Raconte-moi tout : tu es allé en Australie durant 6 mois ? Tu as écrit un livre ? »

« J’ai besoin d’un modèle » je dis. « Je trouve que ça passe trop vite et que je n’ai encore rien fait qui vaille. »

(Je me prépare psychologiquement à être jalouse : « sûrement, il a écrit au moins les trois-quarts de son livre. Sûrement, il est allé avec épouse et enfants, en Suisse ou en Angleterre. Sûrement, il en a profité pour apprendre le danois », je me dis).

Il rit, sa compagne rit. Le rire est sincère. Tonitruant même. « J’ai commis toutes les erreurs possibles » il dit. « J’ai fait exactement ce qu’il ne faut pas faire : j’avais en effet prévu d’écrire un livre et je n’ai pas écrit une ligne. J’ai pris deux fois 6 mois au lieu d’une année complète, je n’ai pas réellement décroché. J’ai passé trop de temps à mon bureau à l’université (la faute à ses étudiants au doctorat semble-t-il).

Nous avons passé, avec nos compagnons respectifs, la majeure partie de ce souper à parler du système d’éducation, de la qualité de la langue écrite de nos étudiants, de nos horaires incongrus, des publications en anglais, de la vie de professeur d’université quoi.

J’adore les soirées « accompagnées ». Ça permet de se sentir normal, très normal.

 

Le système des castes

J’aime bien lire le blogue sur le monde académique et l’impact de la recherche en sciences sociales de la London School of Economics and Political Science (LSE). Début octobre, on y a tracé un portrait des réseaux hiérarchiques sur Twitter : j’en avais alors conclu que les castes inférieures suivent les castes supérieures mais pas l’inverse. En d’autres mots, les étudiants au doctorat et les jeunes professeurs et chercheurs ont tendance à suivre des chercheurs connus/reconnus mais ces « gros noms » ne suivent pas les étudiants et professeurs moins patentés en retour (c’est l’exacte raison pour laquelle DVB ne me suit pas sur Twitter, alors que moi, je suis DVB).

On y confirme donc le fait (ce n’est pas un fait, c’est ma perception) que la recherche – et le monde académique en général – sont organisés en un système de castes.

(En Inde, les castes sont des divisions de la société en groupes hiérarchisés. Dans le langage courant, on parle de castes pour désigner un groupe social fermé).

Jusqu’à très récemment, chaque fois que je sortais de l’assemblée trimestrielle des chercheurs du [centre de recherche auquel j’appartiens] (je n’y assiste d’ailleurs pas à chaque fois, ça me fout trop les jetons d’entendre parler de facteur d’impact et de productivité, de chercheur-boursier et des millions des IRSC), j’avais l’estime de soi au quatrième sous-sol (c’est très bas ça). Pourquoi ? Tout simplement parce que, jusqu’à très récemment, j’appartenais à la caste des intouchables. En Inde, les intouchables sont impurs, on ne peut donc pas les toucher.

Mon statut d’intouchable au [centre de recherche auquel j’appartiens] se manifeste par le fait que certains chercheurs ne me parlent ni ne me regardent (non, ce n’est pas une blague : il y a une personne qui me croise depuis 5 ans dans les couloirs, qui sait parfaitement qui je suis et qui persiste à ne jamais me dire bonjour – non, cette personne n’est pas autiste).

Déjà, au département où je faisais mon doctorat, je voyais que ceux qui avaient fait un post-doc regardaient de haut ceux qui n’en avaient pas fait ; je voyais que celle qui avait dirigé une seule étudiante de doctorat se faisait surveiller de près par celles qui avaient une si longue liste d’étudiants de troisième cycle. Et faire un doctorat, n’est-ce pas franchir des étapes, subir des rites de passage, réussir des épreuves, afin de faire partie d’une confrérie ? N’est-ce pas vouloir faire partie d’un groupe privilégié ? D’un club sélect ? D’une…caste ?

Jusqu’à très récemment, j’ai été une intouchable. Moins maintenant : depuis que le [Fonds de recherche reconnu par mon centre] a fait l’annonce des récipiendaires des subventions de recherche en mai dernier, j’ai monté d’un échelon dans le système des castes. Cette personne me regarde maintenant. Et parfois – parfois – elle me salue.

Monsieur Top-chercheur et moi*

Le domaine de la recherche a son star-système. Chaque discipline a ses figures d’autorité, ses grands penseurs, ses auteurs talentueux : ceux (et celles bien sûr) dont on lit les ouvrages, les chapitres et les articles avec délectation, ceux qui font de fabuleuses présentations dans les congrès (plusieurs nous déçoivent d’ailleurs lorsqu’on a l’occasion de les entendre et de les voir en vrai). Ceux qu’on trouve brillants.

On aime leurs partis pris théoriques, leurs réflexions cliniques, leurs positions politiques (je veux dire au plan social et éducatif et non pas de la politique partisane évidemment). On finit par devenir un peu (beaucoup ?) groupie : on lit tout ce qu’ils publient, on s’assied dans les premières rangées lorsque par bonheur, ils sont les conférenciers d’ouverture du congrès auquel on assiste. On découvre qu’ils sont rédacteurs en chef d’une revue scientifique dans laquelle on rêve de publier. C’est un peu comme admirer une écrivaine ou un acteur, un chanteur ou une sportive.

Lorsque pour plaisanter, je dis à mes étudiants qu’une telle ou un tel est mon gourou du [insérez ici le domaine de votre choix] ou de la [insérez ici la discipline de votre choix], c’est à ces chercheurs-là que je pense (ce n’est donc pas totalement pour plaisanter). Il n’y en a pas plus que trois ou quatre sur ma liste.

Me voici donc à R., petite ville du Nord-est des Etats-Unis, où m’accueille ce grand chercheur, membre du top 3 de mes gourous du [domaine qui m’intéresse]. Depuis dix ans j’ai lu une pile de ses livres (il en a tellement publié et édité que je perds le compte) et articles (qu’il publie à un rythme effréné – ces temps-ci ce sont deux par mois qui paraissent ; il n’en est pas toujours le premier auteur, tout de même, il y a des limites).

Je ne suis pas groupie dans la vie (sauf en ce qui concerne Prince – le chanteur, mort en 2016 – mais c’est une autre histoire). Lorsque j’ai rencontré en personne ce grand chercheur du domaine en 2015 (il est venu voir mon affiche à un congrès – auquel il n’était pas inscrit – mais ça aussi c’est une autre histoire), la phrase « vous êtes mon héros » m’a com-plè-te-ment échappé. Ça l’a bien fait rigoler.

Je l’ai par la suite invité à mon centre de recherche pour une conférence, qui fut un grand succès. Et me voilà en visite à son labo, pour trois semaines, pendant ma sabbatique ordinaire.

Il vient de m’offrir qu’on écrive un article ensemble : c’est comme si Madonna m’avait offert de chanter en duo avec elle ou que Martin Scorsese m’avait offert de relire le scénario de son prochain film.

 

*Merci MPG pour avoir inspiré ce titre